quant-a-soi.e

2018

vue-expo

Texte issu du document de salle
Au cours de leur résidence au Défend, se plongeant dans l’histoire et les paysages de ce domaine viticole et ancienne magnanerie (bâtiment dédié à l’éducation des vers à soie), Aurélie Barnier et Milena Walter ont orienté leurs recherches et expérimentations sur la soie. Matière animale et étoffe, elle est issue d’un processus de fabrication complexe et rigoureux, de la sériciculture au tissage, autour duquel se déploie un vocabulaire renvoyant à la fois au végétal, à la machine et à l’être humain. Comme autant d’instants et d’images retenus, archives et pièces pensées dans ce lieu viennent éclairer un aspect du domaine où travailla le biologiste et botaniste Georges Coutagne.
Ces différentes temporalités narratives ainsi mêlées invitent à poser le regard sur certains détails d’un patrimoine singulier.


Instruments, 2018
bois de mûrier, fil de soie, trois structures en bois
dimensions variables

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structures
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coutagne-elevage

photographie d'archive : Domaine du Défend, salle de recherche/ magnanerie


Au sein, 2018
tissu beige, noir, blanc, fil bleu et jaune
15 x 35 cm

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Tapis, De la graine au fil, 2018
dessin numérique, linoléum imprimé
180 x 116 cm

tapis
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tapis-numerique

version numérique


Nuit fraîche, 2018
dormeur, matelas, bûches, feu
performance pendant le vernissage

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bois
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Dormir + cueillir, 2018
vidéo en splitscreen, boucle
19:37 min

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vidéo avec son des instruments dans la cuve

murier

photographie de feuilles de mûrier, prise pendant le tournage du vidéo


Bureau narratif, 2018
Collaboration Milena Walter et Aurélie Barnier
Archives de Georges Coutagne, crayon bleu, recueil de photographies de la Sainte-Victoire, lampe et poussière du Défend

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Am seidenen Faden, 2018
fr : Ne tenant qu’à un fil (de soie)
Fil de soie, boule de terre rouge du Défend
dimensions variables

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Texte de Aurélie Barnier pour l’exposition «quant-à-soi.e» à la Domaine du Défend/Voyons Voir, 2018


Instants retenus


Milena Walter aime les histoires, les contes et les légendes, les fables et les anecdotes. Elle en retient surtout les détails, parfois infimes, auxquels elle s’attache quand elle les raconte à son tour. À partir de ces petits riens, relevés au détour d’une conversation, dans ses relations familiales ou débusqués dans quelques livres, musées et sur Internet, qu’elle est peut-être seule à percevoir, elle imagine ses projets.
Au sujet de la soie et plus spécifiquement de la sériciculture qui l’attire depuis qu’elle a découvert le Domaine du Défend en 2017, elle fait le récit, toujours empreint de poésie, d’instants qui affirment le lien essentiel à l’être humain dans l’éducation des vers à soie.
Ainsi évoque-t-elle, dans la performance Nuit fraîche, présentée pendant le vernissage, et la vidéo Dormir + cueillir, une étonnante pratique observée dans certaines magnaneries : on y faisait dormir un jeune homme sans couverture auprès des vers à soie afin que la fraîcheur nocturne le réveille et l’incite à ajouter une bûche dans le foyer, ce qui permettait de maintenir la température constante indispensable à la survie comme au bon développement des Bombyx du mûrier.
Au sein souligne un autre rapport à la chaleur des corps, ceux des femmes cette fois, qui avaient l’habitude de placer les pochettes de graines de vers – en tissus grège, comme la soie naturelle – sous leurs corsages ou leurs jupes, comme un enfant est au sein ou dans les jupes de sa mère.
Tapis, De la graine au fil est conçu en forme d’explication de l’activité séricicole, dont le vocabulaire entretient donc la confusion, la collusion entre les règnes animal et végétal, le monde des humains et celui des machines : on parle de graine de vers, presque de « grain de soie », et non d’œuf comme la logique l’exigerait, mais on attend pourtant leur éclosion ; on mentionne aussi tout de go l’étouffoir, la débaveuse pour les cocons et le moulinage de la soie... Le Bombyx mori est en effet un étrange animal puisque les modifications génétiques dont il a fait l’objet l’ont rendu incapable de se nourrir seul durant ses premières mues, ne pouvant ingérer que des feuilles de mûrier hachées. Quant à son papillon, il est inapte à voler et contraint par les éducateurs à pondre sous cloche – d’où la forme circulaire dessinée au centre du tapis.
Réalisé en duo, Bureau narratif rassemble, tel un cabinet de curiosités, ce qui nous a été raconté du Défend, ce que chacune s’est racontée en l’explorant, ce que nous nous sommes raconté l’une à l’autre, ce que le visiteur pourra se raconter aussi, ici et plus tard, emportant pour lui sa part de ce déploiement d’histoires. S’y dessine un entrelacs de temporalités dans un va-et-vient entre fiction et réalité. Un crayon de couleur de 2018 rappelle l’habitude de Georges Coutagne d’entourer d’un bleu profond les informations importantes, sur les coupures de presse ou dans ses cahiers de laboratoire, quand celles, essentielles, sont cernées de rouge carmin. La poussière du Défend recueillie sur des flacons de graines ou feuilles datant de plus d’un siècle, constitue pour l’artiste un « tas de temps » qu’elle relie à l’idée de faire masse par cette accumulation d’objets, en insistant sur l’aspect physique des archives et la somme des années.
Pièce également multiple, Instruments relève tant du son que de l’outil : le bois de mûrier et la soie sont réellement utilisés dans la confection d’instruments à cordes et les structures qui les soutiennent, tels des berceaux, évoquent celles imaginées par Georges Coutagne pour ses recherches sur la sélection de races de grains pour une amélioration de la richesse en soi des cocons. Toutefois, les pièces de Milena Walter ne sont en rien des reconstitutions mais des reconstructions, non des répliques mais des formes contemporaines convoquant le passé à travers une ligne, une matière, une manière. Le bois employé pour les instruments de musique provient d’arbres morts dans l’allée principale menant au Défend, qui, il y a deux cent ans, était entièrement bordée de mûriers, à l’image d’une Provence qui ne ressemblait en rien aux clichés d’aujourd’hui peuplés d’oliviers de culture, de vignes et de lavandes. La souche, c’est l’origine, s’en emparer, c’est prendre les choses à la racine pour mieux les comprendre et les faire siennes. Les sons qui vibrent dans l’espace d’exposition ont été obtenus en grattant les cordes de ces instruments factices mais fonctionnels. À l’instar d’odeurs fortes ou agréables (de thym par exemple), des sons étaient parfois diffusés dans les magnaneries pour favoriser l’alimentation et le sommeil des vers – qui, ô grand jamais, ne devait être troublé. Ces conditions parfaites indispensables à l’éducation intéressent tout particulièrement Milena Walter, qui explore depuis longtemps le concept de nécessité, ce qui doit être impérativement, sans quoi rien ne saurait advenir.
Am seidenen Faden signifie « ne tenant qu’à un fil (de soie) » et suggère, par l’absurde – l’extrême finesse d’un lien maintenant la terre en suspens – l’incertitude et la précarité de toute chose.
Dans la double vidéo Dormir + cueillir, l’artiste a choisi le format paysage pour le portrait du veilleur ensommeillé et celui du portrait pour le paysage de mûriers. Cette inversion des sens fait écho à celle des rôles dans les deux captations : l’arbre auquel des feuilles sont arrachées est en quelque sorte agressé par le jeune homme, qui devient lui-même vulnérable en s’abandonnant au sommeil sans protection, à la merci du froid qui le réveille régulièrement.
Le travail de Milena Walter dans son ensemble repose ainsi sur la notion de symbole, tout en retenue plus qu’en emphase, sur la promesse plus que le serment, l’intention plus que l’affirmation, le bruissement d’ailes plus que l’envol, l’instant d’avant pour mieux songer à l’après.

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